DEPUIS LE COEUR DE L’AMAZONIE, UN AUTRE REGARD SUR LA PANDÉMIE
Par José Gualinga, Leader du Peuple originaire Kichwa de Sarayaku* – Mai 2020

TIAM, un regard alternatif sur la pandémie depuis les profondeurs de la forêt amazonienne, un concept de l’éthique philosophique kichwa de Sarayaku.
Dans cette période de crise, nous, les Sarayakus, depuis le ventre de la forêt vivante, appelons à un retour, à un changement de cap radical.
Alors que l’humanité remet en question la perspective dominante sur le monde et ouvre les yeux sur les alternatives, nous, Peuple originaire de Sarayaku, invitons les gens à entendre notre philosophie du TIAM. Si les êtres humains acceptent ce mode de vie respectueux de la Pachamama, les plaies de la planète se panseront et la vie renaitra.
Au cœur de notre philosophie se rencontrent des concepts qui reviennent sans cesse dans les débats publics grâce à la pandémie: l’importance de la solidarité, la récupération d’un monde naturel, l’interconnectivité, la nécessité de prioriser la vie et non le profit.
TIAM est une alternative à la cosmologie dominante qui voit la nature comme « autre », comme un objet d’exploitation. Cette vision a mené au déséquilibre et au changement climatique, ainsi qu’à la pandémie actuelle.
TIAM propose une renaissance, un autre regard sur le vivant. Il est primordial de comprendre la conception de la vie: nous sommes un embryon dans le ventre de la mère. C’est seulement ainsi que se respectera et se vivra en harmonie l’usufruit des ressources que nous donne la Pachamama, la nature, pour vivre.
Plus que jamais, nous pensons que l’humanité doit réapprendre à sentir la terre, à reconnaitre et à déclarer les mers, les glaciers, les volcans, comme des êtres vivants; à sentir qu’elle cohabite en nous, à se rappeler que nous sommes la nature.
Cette cosmologie est maintenue en vie par les peuples autochtones et d’autres cultures. Néanmoins, les avancées technologiques, l’industrialisation et le capitalisme ont mené à la perte de ce principe de vie essentiel. La redécouverte de ces savoirs oubliés est fondamental pour nous sortir de la pandémie et de la crise écologique plus vaste qui menace la vie toute entière de la planète.
TIAM propose également la création de nouveaux indicateurs de richesse et de valeurs. Ces indicateurs doivent mesurer la richesse d’une terre saine et fertile, d’une faune abondante, de rivières non polluées, d’un mode de vie solidaire, du partage, de l’unité et de la distribution équitable des richesses. Il suggère des changements radicaux du système d’éducation, d’y intégrer cette pensée philosophique depuis la famille, depuis les écoles, du primaire au supérieur, de l’enfance à l’âge adulte.
Notre philosophie se matérialise dans le Sisa Ñampi, le Chemin des Fleurs ou Frontière de Vie. C’est un périmètre d’arbres à fleurs plantés tout autour de notre territoire. Il représente la fragilité de la vie, l’éphémère de notre existence, la limite entre la vie et la mort. Contrairement à un mur, le Sisa Ñampi marque le territoire de Sarayaku au travers de la beauté et du symbole de la fleur.

La Frontière de Vie s’étend aujourd’hui sur 100 km et il faudra encore des décennies pour la terminer et entourer tout le territoire de 135.000 hectares. Elle symbolise notre lutte, notre résistance pacifique, notre engagement à défendre le Kawsak Sacha (la Forêt Vivante) face aux menaces constantes d’exploitation pétrolière. Elle représente la limite de la vie de la forêt contre l’avancement de ce mal appelé « développement ».
Cette proposition est née des visions du monde de la Forêt Vivante, d’un mode de vie qui respecte les êtres invisibles que nous ne pouvons voir mais dont nous sentons l’existence. Ces êtres alimentent et fertilisent la terre, rendent encore plus vivants les montagnes, les lacs, les cascades, les rivières, les marais, les plaines et les arbres qui sont aussi leurs demeures et où existent une faune et une flore abondante. On les nomme Amazanga, Sacharuna, Yashingo, Yakumama. Ce sont les êtres protecteurs de la Forêt Vivante et du Sumak Kawsay (Vie en harmonie). Ces êtres ont transmis l’idée du Sisa Ñampi aux Yachaks (chamanes) de Sarayaku qui l’ont à leur tour transmise à notre peuple.
Plus qu’une simple déclaration, la Frontière de Vie matérialise la Forêt Vivante, Kawsak Sacha, la Pachamama, comme un être vivant et conscient, sujet de droit. Elle symbolise l’autre monde, l’existence d’autres cultures, la fraternité. Elle invite à vivre la solidarité, le cercle, le début, la fin et le retour.
« Le parfum du Sisa Ñampi traverse les montagnes et les vallées, tous se délectent du doux nectar de ses fleurs sans jamais se fatiguer. Là, se rassemblent les aras majestueux, les perruches d’or, les colibris multicolores. Il y a des milliers d’oiseaux d’altitude, c’est l’ARBRE DE VIE. L’ombre des fleurs protège la terre qui s’y sent à l’abri et oxygénée. »
Dans son histoire, au travers de ses luttes et de ses résistances légendaires, les peuples originaires ont toujours défendu la vie, le droit de la nature. Il existe de nombreuses déclarations historiques qui appellent à défendre la Terre Mère mais les gouvernements n’y ont pas prêté attention et la société est restée sourde et aveugle.
En ces temps de crise, alors que l’humanité questionne chaque fois plus les discours dominants et ouvre les yeux sur les alternatives, nous les Kichwas de Sarayaku, invitons les gens à penser notre philosophie et le TIAM. Quand l’être humain aura retrouvé et accepté ce mode de vie respectueux de la nature, quand il sentira sa blessure, il renaitra à la vie.
Nous invitons aussi les gens à planter leur propre Sisa Ñampi, leur propre frontière de vie, dans leur jardin, sur leur balcon, pour représenter notre résistance commune au statu quo qui nous a mené au bord de la catastrophe, notre prise de conscience de la fragilité et de l’interconnexion de la vie, notre décision de vivre en harmonie entre nous et avec la nature.
Nous souhaitons que ces belles frontières fleurissent dans le monde entier, comme des sources d’allégresse, comme un rappel visible d’un nouveau monde qui est en train de naitre de cette crise, d’un retour à l’humanité et à la terre.
* José Gualinga est un leader du Peuple originaire Kichwa de Sarayaku vivant au cœur de l’Amazonie équatorienne. Sarayaku est un pilier de la résistance face à l’extractivisme et à la globalisation, pour la défense de la Forêt vivante: être vivant et conscient, sujet de droit. Pour plus d’information: http://sarayaku.org et https://kawsaksacha.org/en/
En collaboration avec Bethany Pitts, journaliste anglaise, auteure du « Moon Guide to Ecuador & The Galapagos Islands » (2019), le premier guide de voyage international centré sur le tourisme écologique et communautaire et Tania Monville qui collabore étroitement avec et à Sarayaku.
Toutes les photos sont de l’équipe communication de Sarayaku
©Creative commons de José Gualinga